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Article publié le 11 mars 2020 dans Miroir social https://www.miroirsocial.com/node/65819

(attention : article écrit avant la prise en charge des CDD au titre du chômage partiel qui a rendu beaucoup moins légitime la rupture des CDD pour force majeure)

Coronavirus : le contrat de travail peut-il être rompu pour « force majeur » ?

Le terme « force majeure », utilisé récemment par le Ministre de l’Economie Bruno Le Maire, est-il susceptible d’avoir un impact en droit du travail ?

https://www.bfmtv.com/economie/bruno-le-maire-considere-le-coronavirus-comme-un-cas-de-force-majeur-pour-les-entreprises-1866047.html

Une réponse positive s’impose d’évidence : le terme de « force majeure » correspond d’abord et avant tout à un concept juridique ; il existe plusieurs dispositions du Code du travail _et aussi du Code civil  _ qui y font explicitement référence et sont susceptibles d’avoir une grande influence sur l’exécution et la rupture des contrats de travail.

S’agissant tout d’abord de l’exécution du contrat, il convient de retenir en particulier l’article L. 1222-11 du Code du travail qui prévoit la faculté d’imposer le télétravail « en cas de circonstances exceptionnelles, notamment de menace d’épidémie, ou en cas de force majeure ». On peut faire un rapprochement avec l’article L. 3141-16 du Code du travail qui autorise l’employeur à modifier l’ordre et les dates de départ « en cas de circonstances exceptionnelles », fondement sur la base duquel de nombreuses entreprises touchées par la crise actuelle demandent à leurs salariés de prendre leurs congés payés par anticipation (le terme « circonstances exceptionnelles est toutefois plus atténué que le terme force majeure : voir ci-après).

C’est surtout au regard de la rupture des contrats de travail qu’il existe au sein du Code du travail certaines dispositions spécifiques dont la portée peut être redoutable.

Ainsi, l’article L. 1243-1 prévoit la faculté de rompre un CDD en cas de force majeure.

Il en est de même s’agissant des contrat de travail temporaires (article  L 1251-26).

Pour les CDI, les articles L. 1234-12 et L. 1234-13 prévoient et organisent des cas spécifiques de ruptures pour force majeure. L’hypothèse d’un « sinistre » évoquée par l’article L. 1234-13 n’étant a priori pas applicable à la situation d’une épidémie, il convient de se reporter à l’article L. 1234-12 qui prévoit en des termes succinct : « La cessation de l’entreprise pour cas de force majeure libère l’employeur de l’obligation de respecter le préavis et de verser l’indemnité de licenciement prévue à l’article L. 1234-9|indemnité légale]»

Pour reprendre les termes d’un commentaire publié dans la Revue Jurisprudence Sociale Lamy du 9 juillet 2012 et qui est accessible en ligne, « la force majeure peut justifier la rupture d’un contrat à durée indéterminée (Cass. soc., 19 mars 1987, no 85-41.562) sans indemnité compensatrice de préavis ni indemnité de licenciement, sauf dispositions conventionnelles plus favorables, et sauf si le cas de force majeure résulte d’un « sinistre » (C. trav., art. L. 1234-13). »

http://www.wk-rh.fr/actualites/detail/56462/par-definition-la-force-majeure-s-entend-d-un-evenement-imprevisible.html

Ainsi que le rappelle par ailleurs à juste titre l’Administration sur le site « service public », en cas de force majeure, « Le contrat de travail est rompu immédiatement. L’employeur n’est pas tenu de respecter la procédure de licenciement. »

https://www.service-public.fr/particuliers/vosdroits/F24412

Même si la plupart des conventions collectives ne prévoient pas d’exceptions pour les cas de force majeure dans le calcul de l’indemnité conventionnelle de licenciement, la portée de l’article L. 1234-12 est donc considérable puisqu’elle exonère l’employeur de la procédure de licenciement et du préavis.

Mais que recouvre précisément cette notion de force majeure ?

De manière classique, la force majeure est définie comme étant un « événement extérieur, imprévisible et irrésistible »

Sur le sujet de l’épidémie, il a notamment déjà été jugé  que :

  • L’épidémie de Dengue en Martinique en septembre 2007 « n’avait pas un caractère imprévisible en raison du caractère endémo-épidémique de cette maladie dans cette région, ni irrésistible eu égard à l’existence de moyens de prévention » et n’avait donc pas le caractère de force majeure (CA Nancy, 22 novembre 2010, RG n°09/00003.
  • « La présence du virus chikungunya, en dépit de ses caractéristiques (douleurs articulaires, fièvre, céphalées, fatigue..) et de sa prévalence dans l’arc antillais… ne comporte pas les caractères de la force majeure…En effet, cette épidémie ne peut être considérée comme ayant un caractère imprévisible et surtout irrésistible puisque dans tous les cas, cette maladie soulagée par des antalgiques est généralement surmontable (les intimés n’ayant pas fait état d’une fragilité médicale particulière) et que l’hôtel pouvait honorer sa prestation durant cette période » (CA Basse-terre, 17 décembre 2018, RG n° 17/00739)

Au vu de cette jurisprudence, il est permis de considérer que l’épidémie actuelle (tout au moins au stade actuel de non-saturation des hôpitaux) ne remplit pas pleinement le caractère d’irrésistibilité car elle est en l’état (heureusement) surmontable pour la quasi-totalité des personnes atteintes (exception faite des personnes âgées qui ne sont cependant plus salariées). A cet égard, compte tenu du principe de la séparation des pouvoirs, la qualification de « force majeure » du Ministre de l’Economie ne s’impose bien évidemment pas aux juges.

Au-delà de la seule épidémie, il y a l’hypothèse des mesures de confinement imposées par les autorités françaises et autres interdiction de rassemblements qui touchent en particulier les entreprises de spectacle (on pourrait aussi penser à des entreprise de transport, des hôtels situées dans des zones de confinements). A cet égard, il semble qu’effectivement les mesures actuelles, qui sont sans précédents et d’une portée considérable, caractérisent effectivement une situation de force majeure.

A supposer que l’on puisse considérer qu’il y ait situation de force majeure, est ce que cela justifierait pour autant la rupture automatique des contrats de travail ?

Rien n’est est moins sûr. Il convient en effet à ce stade de rappeler qu’un contrat de travail est d’abord et avant tout un contrat et que, au-delà du Code du travail, il relève également du Code civil.

Or, la force majeure est d’abord et avant tout réglementée par les dispositions générales de l’article L. 1218 Code civil issues de la réforme de 2016 dont il convient d’en rappeler les termes in extenso  :

Il y a force majeure en matière contractuelle lorsqu’un événement échappant au contrôle du débiteur, qui ne pouvait être raisonnablement prévu lors de la conclusion du contrat et dont les effets ne peuvent être évités par des mesures appropriées, empêche l’exécution de son obligation par le débiteur.

Si l’empêchement est temporaire, l’exécution de l’obligation est suspendue à moins que le retard qui en résulterait ne justifie la résolution du contrat. Si l’empêchement est définitif, le contrat est résolu de plein droit et les parties sont libérées de leurs obligations… »

Le critère est donc celui de savoir si l’empêchement de poursuivre le contrat de travail est temporaire ou pas. Ainsi par exemple, pour un CDD d’usage conclu pour un spectacle particulier visé par l’interdiction actuelle des grands rassemblements, on peut considérer qu’il y a effectivement situation de force majeure. De même par exemple pour des CDD de courte durée de la branche tourisme si par exemple Paris devait passer en situation de confinement.

En revanche, les restrictions actuelles ont temporaires et n’ont heureusement aucune vocation à perdurer. Dès lors, à l’égard des CDI, la situation de force majeure, à supposer qu’elle soit établie, n’aurait en tout état de cause qu’un caractère temporaire. Elle ne justifierait donc pas la rupture du contrat de travail, mais seulement sa suspension.

Or, pour les suspensions de contrats de travail dans de telles situations, il existe un régime bien spécifique : celui du chômage partiel. Ce régime permet d’éviter que le salarié, du fait de la suspension de son contrat de travail, se retrouve dénué de tout revenu (son contrat étant simplement suspendu, il n’y a pas droit aux allocation chômage total). Cela tombe bien car le gouvernement a annoncé de son coté plusieurs mesures pour faciliter le chômage partiel.

Le contrat de travail devant être exécuté de manière loyale et de bonne foi (article L. 1222-1 du Code du travail ET article 1104 du Code civil), il va de soi que l’employeur ne saurait valablement suspendre un contrat de travail pour une soi-disant force majeure que s’il effectue dans le même temps les démarches nécessaires. Bien évidemment, la consultation préalable du CSE s’impose également.

Samuel Gaillard