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Bonus différés (deferred bonus) – Illicéité des conditions de présence

Les bonus différés (deferred bonus) en matière financière relèvent d’une réglementation spécifique issue du droit européen, qui est dérogatoire par rapport au principe d’interdiction des sanctions pécuniaires. La pratique de certaines banques et sociétés de gestion, consistant à y ajouter des conditions de présence est illicite, car elle constitue une atteinte au principe de la liberté de travail. Les juges sont les garants de ce principe, à l’instar d’un jugement rendu récemment par le Conseil de Prud’hommes de Nanterre le 28 mars 2025.

1°) Suite à la crise boursière de 2008, l’Union Européenne a souhaité renforcer la législation applicable aux établissements de crédit et aux entreprises d’investissement / sociétés de gestion, ce qui passait notamment par un encadrement des bonus versés aux principaux intervenants (dirigeants, gestionnaires de fonds, incidence significative sur le profil de risque).

Sous l’impulsion du G20, la Commission Européenne a présenté des recommandations aux entreprises financières européennes afin de mettre en œuvre une « politique de rémunération juste, équilibrée, et compatible avec une gestion saine et efficace des risques » (Recomm. CA n° 2009/384 du 30 avril 2009).

Ces recommandations ont été reprises dans les différents textes européens édictés depuis lors :

Pour les établissements de crédit, après un 1er texte édicté en 2013 (la CRD III), la réglementation européenne résulte aujourd’hui de la Directive européenne CRD IV de 2013 modifiée par la Directive CRD V du 20 mai 2019.

Pour les sociétés de gestion, ce renforcement a tout d’abord concerné les fonds d’investissements alternatifs, dit AIFM, par le biais de la directive du 8 juin 2011, puis ensuite les OPCVM « classiques » par le biais de la directive OPCVM 5 du 23 juillet 2014.

Ces directives ont été transposées en droit français au sein du Code Monétaire et Financier : articles L511-71 et svt du Code Monétaire et Financier pour les établissements de crédit ; L. 530 et svt pour les entreprises d’investissement. S’agissant des sociétés de gestion, l’article L 533-22-2 du Code Monétaire et Financier renvoi au Règlement Général de l’AMF (art. 319-9 et svt et 321-25 et svt) ; on peut y ajouter les Orientations ESMA des 03.07.2013 & 10.10.2016, la Position AMF 2013-11 pour les fonds AIFM et le Guide des Sociétés de gestion de juillet 2016 pour les OCPVM.

2°) Les textes européens, repris par la réglementation française, ont notamment imposé la mise en place d’un bonus différé (« deferred bonus ») afin de leur faire jouer le rôle de « garantie / sanction » en cas de prise de risque excessive par les salariés concernés. Le mécanisme général est le suivant :

  • Etalement dans le temps (au moins 3 ans) de 40% à 60% de la rémunération variable versée chaque année aux salariés (généralement en mars ou avril) en fonction de leurs résultats et de leurs performances au cours de l’année précédente ;
  • La partie différée du bonus fait l’objet de paiements en plusieurs tranches (une tranche chaque année : par exemple ¼ en N+1, un autre ¼ en N+2, et ainsi de suite.
  • Obligation d’investissement de la partie différée dans des instruments financiers (parts d’OPCVM gérées par la société de gestion ou équivalent type plan DIP, et/ou actions de la société de gestion). Le « bonus différé » se transforme ainsi en « droit différé » : droit différé à une part d’OCPVM, à une valeur déterminée chaque année du plan DIP, à une action gratuite.
  • Possibilité d’une réduction pouvant aller jusqu’à la suppression dans son intégralité, de la partie variable différée s’il s’avère que le salarié a pris de trop grands risques (réglementation dite du « clawback »).

Cette nouvelle réglementation se heurtant en France au principe général d’interdiction des sanctions pécuniaires de l’article L. 1331-2 du Code du travail, le législateur est intervenu par le biais de la loi PACTE n° 2018-217 du 29 mars 2018. Celle-ci a sécurisé la réglementation du Clawback par l’insertion de deux nouveaux articles du Code Monétaire et Financier (les articles L. 511-84 modifié et L. 533-22-2 IV), prévoyant une exception spécifique à l’article L. 1331-2 du Code du travail.

Certains établissements financiers ont profité de cette nouvelle réglementation pour ajouter, à cette réglementation déjà contraignante, une condition de présence. D’un point de vue pratique, ces conditions de présence sont imposées par le biais des différents Règlements des plans concernés ((Deferred Incentive Plan (DIP), Deferred Bonus Plan (DBP), ou encore Plan d’attribution gratuite d’actions).

Ces clauses de présence subordonnent le versement des droits différés au maintien du salariés dans les effectifs de l’entreprise au moment du versement ; le salarié ne doit pas avoir démissionné ou avoir été licencié (en général, les plans prévoient un maintien des droits en cas de départ à la retraite).

Autrement dit, les salariés quittant l’entreprise pour passer à la concurrence doivent faire une croix sur tous leurs bonus différés acquis. Les différés s’étalant sur 3 à 4 ans, en cumul, cela peut aboutir à des montants conséquents, représentant plus de la totalité du bonus versé chaque année. Les bonus pouvant atteindre une année de salaire fixe dans les établissements bancaires, et même plus dans les sociétés de gestion (jusqu’à 3 fois, voir même plus le fixe, ce qui au passage soulève d’autres questions juridiques), on comprend que les enjeux sont significatifs.

L’un de ces établissements, objet du Jugement du Conseil de Prud’hommes ci-après évoqué, était même allé jusqu’à préciser que cette condition de présence n’était applicable que si le salarié partait travailler à la concurrence, en désignant explicitement ce mécanisme sous le terme de « clause de non-concurrence ».

Au moins, cela avait le mérite de rendre les choses claires : de telles conditions de présence, qu’elles soient assorties ou non d’une « clause de non-concurrence », visent en réalité à dissuader les salariés à partir à la concurrence. En réponse, la pratique des « welcome bonus » s’est développée dans le secteur financier, qui vise à compenser pour les salariés débauchés à la concurrence, les différés perdus en changeant d’employeur.

Cette pratique n’est déjà pas saine pour ces salariés débauchés, qui démarrent leur nouveau poste avec sur les épaules une forte pression de rentabilité (sans parler des coûts parfois dissuasifs de tels transferts pour les employeurs potentiels, qui peuvent être amenés à renoncer à faire une proposition d’embauche devant l’importance du welcome bonus demandé par le salarié).

Elle est encore plus problématique pour les salariés licenciés, qui perdent tous leurs bonus différés en même temps que leur emploi, le plus souvent d’ailleurs, après avoir déjà vu leur dernier bonus et par répercussion leur indemnité de licenciement significativement réduit sous couvert de pseudo bonus discrétionnaire (au passage, la pratique des bonus discrétionnaire dans le domaine financier soulève aussi d’autres questions juridiques, pour la simple et bonne raison que la réglementation financière impose de définir les conditions d’octroi de ces bonus, ce qui est tout simplement antinomique avec la notion même de discrétionnaire, mais c’est un autre sujet…).

A l’évidence, la pratique de l’adjonction de clauses de présence aux bonus différés est donc problématique. D’un point de vue juridique en tout cas, elle est contestable.

3°)Tout d’abord, la mise en œuvre de telles conditions de présence ne saurait en aucun cas être justifiée par l’évocation de la réglementation européenne et/ou de la loi PACTE.

Une chose est d’imposer à un salarié de percevoir une partie de son variable en plusieurs fractions pouvant varier à la baisse en cas de révélation d’une prise de risque excessive ; une autre est d’y ajouter une déchéance de ses droits en cas de départ de l’entreprise.

Si la 1ère est expressément visée par la loi PACTE comme exception au principe d’interdiction des sanctions pécuniaires, dans un but d’intérêt général de limitation des risques de trading, la seconde n’y est nullement spécifiée, car elle ne correspond à aucun intérêt spécifique justifiant une dérogation.

Par ailleurs, les conditions de présence, lorsqu’elles sont mises en œuvre dans le cadre de tels plans de différés de bonus, constituent une atteinte illicite au principe de liberté du travail, qui doit être sanctionnée par la nullité, ou à tout le moins l’inopposabilité, de telles clauses.

Dans un 1er arrêt du 18 avril 2000 (P. n° 97-44.235), la Cour de Cassation a posé le principe selon lequel : « si l’employeur peut assortir la prime qu’il institue de conditions, encore faut-il que celles-ci ne portent pas atteinte aux libertés et droits fondamentaux du salarié ».

La Cour de cassation a ensuite précisé, dans un arrêt du 3 avril 2007 (P n°05-45110), que « si l’ouverture du droit à un élément de la rémunération afférent à une période travaillée peut être soumise à une condition de présence à la date de son échéance, le droit à rémunération, qui est acquis lorsque cette période a été intégralement travaillée, ne peut pas être soumis à une condition de présence à la date, postérieure, de son versement ».

Il s’agit là d’une jurisprudence constante, qui a été rappelée par plusieurs arrêts ultérieurs (Cass. Soc. , 6 juillet 2022, P. nº 21-12.242 ; 15 nov. 2023, P. n°22-12456). Cette jurisprudence s’explique par le principe de liberté du travail qui est un principe fondamental, ainsi qu’il en résulte des arrêts célèbres rendus le 10 juillet 2002 par la Cour de Cassation en matière de clauses de non-concurrence. Ce principe fondamental de liberté au travail a valeur constitutionnelle puisqu’il est prévu par l’article 5 du Préambule de 1946. Il est aussi garanti par l’article 15 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne.

4°) Il convient de bien distinguer entre les plans mis en œuvre dans le cadre de la réglementation boursière spécifique aux bonus différés, qui font l’objet de la présente note, des plans classiques d’actions gratuites, stock-options, ou autres LTIP classiques non reliés aux bonus obligatoirement différés.

Il n’est nullement discuté que les conditions de présence prévues dans les plans classiques sont tout à fait valables et opposables aux salariés, sachant qu’ils peuvent alors tout de même, en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse, solliciter une indemnité spécifique pour « perte de chance » (exemple : Cass. Soc., 2 février 2006, P. n° 03-47.180, ou encore plus récemment Cass. Soc., 26 février 2026, P. n°23-15072).

L’optique de tels plans d’actions / stock option / LTIP classiques est cependant tout autre : il s’agit de récompenser la fidélisation des salariés en fonction de la présence. Cela n’a rien à voir avec l’optique de la réglementation boursière sur les bonus différés, qui est de mettre en place un mécanisme de garantie par un différé forcé de la rémunération variable perçue au titre de l’année N-1, c’est-à-dire d’un élément de rémunération afférent à une période déjà travaillée : dès lors que les différés portent sur un tel « élément de rémunération afférent à une période travaillée », les conditions de présence, surtout si elles portent sur plusieurs années, doivent être déclarées nulles ou inopposables aux salariés, ce conformément à la jurisprudence exposée ci-dessus.

5°) Il en est de même a fortiori lorsqu’en sus, comme dans le cas évoqué ci-dessus, l’employeur ajoute en plus une clause de non-concurrence prévoyant une déchéance des droits différés qu’en cas de poursuite d’une activité professionnelle auprès d’un concurrent.

On tombe alors tout d’abord, cette fois-ci de manière très claire, dans l’interdiction des sanctions pécuniaires de l’article L. 1331-2 du Code du travail. La clause de non-concurrence vise en effet dans ce cas à sanctionner pécuniairement (la perte du droit aux « deferred » non échus) un comportement individuel du salarié (la poursuite d’une activité professionnelle chez un concurrent).

On tombe également alors sous le couperet de la jurisprudence relative aux clauses de non-concurrence, qui est issue des arrêts de principe du 10 juillet 2002, qui impose une limitation dans l’espace et le temps, et surtout aussi l’existence d’une contrepartie pécuniaire : non seulement il n’y a pas de contrepartie pécuniaire, mais c’est au contraire le salarié qui doit indemniser l’entreprise par la perte de ses droits différés. 

6°) Ces différents éléments ont été invoqués à l’occasion d’un contentieux qui vient de faire l’objet d’un Jugement rendu par le Conseil de Prud’hommes de Nanterre le 28 mars 2025.

La clause de présence étant assortie d’une condition de non-concurrence, le Conseil de Prud’hommes, pour faire droit aux demandes du salarié, s’est contenté de se référer à la jurisprudence applicable en matière de non-concurrence. Il aurait pu tout à fait aussi se baser sur le principe de la liberté de travail.

Pour la petite histoire, au moment de son départ, la société avait soutenu au salarié qu’il perdait tous ses droits différés, que cela avait été validé en plus haut lieu par le service juridique et les avocats du groupe, et qu’il n’avait pas la moindre chance s’il entendait contester aux prud’hommes…

Il aura certes fallu du temps, puisque les délais devant le Conseil de Prud’hommes de Nanterre étaient alors très longs (ils sont beaucoup plus courts aujourd’hui), mais la patiente du salarié est d’autant plus récompensée en définitive que le Conseil de Prud’hommes a assorti sa condamnation d’une capitalisation des intérêts légaux depuis le lancement de la procédure.